jeudi 11 novembre 2010

L'esprit de sacrifice.

Il y a des coïncidences stimulantes.

Aujourd'hui, 11 novembre, n'est pas seulement le fête de Saint Martin. A quelques dizaines de mètres de chez moi va se dérouler la traditionnelle cérémonie en mémoire des morts de toutes les guerres. Restes d'une religion civique aujourd'hui désertée, encore vivace dans mon enfance où les survivants de la Grande Guerre étaient nombreux ; ce qui était alors célébré était l'esprit de sacrifice : ces hommes avaient donné leur vie pour la patrie.

En même temps sort le troisième volume de la vaste fresque de Marcel Gauchet sur l'avènement de la démocratie : A l'épreuve des totalitarismes, 1914-1974. Livre touffu, dont l'idée maîtresse est de relier les totalitarismes du XX° siècle à l'immense boucherie qu'a été la première guerre mondiale, creuset diabolique où se sont constituées, pour la première fois, ces communions qui ont permis l'adhésion de millions d'hommes et de femmes à des idéologies destructrices. L'esprit de sacrifice a justifié, alors, bien des horreurs.

Enfin, plus modestement : une rapide passe d'armes entre confrères, hier, a opposé deux compréhensions de l'eucharistie : l'une, présentant la messe comme le mémorial du dernier repas du Christ ; l'autre - qui est ma manière de voir - considérant que l'eucharistie est le mémorial de sa passion et de sa mort, et que c'est à travers cela qu'elle se relie à la Cène de Jésus et à notre propre vie. Il ne s'agit pas là d'une fascination morbide ; mais de comprendre sa mort comme le moment par excellence où le Christ donne sa vie, où Dieu se donne à nous, et comme une ouverture sur la résurrection. Non pas un sacrifice, mais le sacrifice ultime qui dispense de tous les autres, et qui affirme de manière définitive que le seul sacrifice qui plaise à Dieu, c'est l'amour.

Du coup, à la suite de la discussion, nous sommes allés visiter, avec les deux laïcs missionnés pour la catéchèse sur la paroisse, les manuels destinés aux enfants qui préparent leur première communion. La messe y est présentée comme un repas. Il est bien difficile, à partir de là, d'expliquer pourquoi elle s'appelle Eucharistie, c'est-à-dire action de grâces, remerciement. De rendre compte de toute sa dimension proprement sacrificielle, qui est centrale tout au long de la prière justement appelée eucharistique. De la situer dans une logique de don et de contre-don, pour reprendre l'expression de Marcel Mauss.

Sans doute sommes-nous gênés aujourd'hui par l'idée de sacrifice, par la manière dont on l'a utilisée pour justifier tant de choses terribles, un tel écrasement de l'humain. Elle est pourtant bien là, la force du christianisme : affirmer, preuves à l'appui, qu'une vie réussie est une vie donnée, et que rien n'a de sens en-dehors de ce don, quand il est vécu comme une communion à l'unique sacrifice du Christ.

15 commentaires:

anne.kerjean a dit…

Bonjour Père,
vous ne dites pas avec des mots simples, que l'Eucharistie est la Présence réelle et Vivante du Christ. Le Pain devient Corps du Christ par les mains du prêtre, personne donnée, participante du Saint Sacrifice du Christ.
Pouvez-vous me dire si ce que j'avance est pour vous cette réalité que vous exprimez dans votre article ? Cela n'est pas suffisamment clair pour moi.
Merci pour votre réponse,
bonne journée,
anne.kerjean

Emmanuel Pic a dit…

@ Nephtar :

Je ne comprends pas votre question, elle n'a pas de rapport avec le sujet de ce billet.
Vous écrivez : "Cela n'est pas suffisamment clair pour moi". Si je comprends bien, vous mettez en doute la présence réelle. Libre à vous de le penser, mais cela ne correspond pas à la foi catholique, je ne vois pas quoi vous dire de plus.

Hub a dit…

Bonsoir Père,

Il y a un truc qui me chagrine dans votre texte, c'est que vous considérez l'eucharistie comme un "mémorial" (définition sur lexilogos : Ce qui est destiné à conserver, à perpétuer le souvenir). Je sais que dans la prière eucharistique il est dit "faites ceci en mémoire de moi", et que cette phrase vient de l'Évangile, mais il me semble que c'est bien plus que cela, non ?

Mémorial résonne à mes oreilles comme cérémonie du 11 novembre, un truc pour les morts au monument aux morts, alors que la messe s'adresse au vivant, comme Dieu, d'ailleurs...?

Merci de provoquer ma réflexion en tout cas !

Emmanuel Pic a dit…

@Hub :

Pour la définition du mot "Mémorial", je vous conseille plutôt un dictionnaire de théologie, Internet est dans ce domaine une source difficile à manier. Vous y verrez qu'il s'agit de tout autre chose que de la cérémonie du 11 novembre, mais, au contraire, d'un acte à travers lequel Dieu vient se rendre présent à la vie humaine.

La phrase du Christ que vous citez invite en effet à beaucoup plus qu'une simple répétition de la Cène. "Ceci" concerne le don que le Christ fait de sa vie, et qui se réalise dans l'eucharistie. C'est cette réalisation qui fait de l'eucharistie un mémorial, non pas au sens de Lexilogos, mais au sens de la théologie et de la tradition biblique.

Voici un lien vers le catéchisme de l'Eglise catholique, qui contribuera, je l'espère, à exciter votre saine curiosité :
http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P3W.HTM
En voici un autre, peut-être moins officiel mais plus pédagogique (il s'agit du "compendium" du même catéchisme) :
http://www.cursillos.ca/formation/documents/compendium-quest-sacrements/catquest280-281.htm

Bonne lecture !

dominique de terminale a dit…

"Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle est la voie sacrée."

René Char, Le Terme épars in Dans la pluie giboyeuse (Pléiade, p.446)

René a été un membre actif de la Résistance, poète engagé à ses débuts dans le mouvement surréaliste, je ne crois pas qu'on puisse dire de lui qu'il fût chrétien, catholique ou même croyant...

A mon sens, rien n'empêche personnellement (= pour chacun d'entre nous) de considérer le sacrifice de jeunes de 14-18 puis de 39-45 comme un don... Nous ne sommes pas à pouvoir deviner ce qui se passait dans leur coeur et dans leur esprit (en dépit des nombreux documents -lettres, journaux, etc.- qu'ils ont laissés)quand ils se sont engagés (dans toute l'acception du terme).
La commémoration du 11 novembre perd de son sens uniquement aux yeux de ceux qui n'ont pas connu parmi leurs proches l'engament de ces jeunes hommes...

Cependant je pense qu'il faut voir les choses encore différemment, ce qui fait lien avec la deuxième partie du propos d'Emmanuel. Quand on se réunit pour garder mémoire, ou quand on partage un repas entre amis, c'est bien souvent à propos d'un évènement commun passé qu'on se retrouve; mais au cours de ce moment, il y a bien promesse (même tacite) de se retrouver, de continuer à faire du chemin ensemble, à se donner les uns les autres l'amitié, le soutien, l'énergie sans lesquels on ne peut pas avancer... Ces moments partagés sont réellement vécus, et mêmes passés ils ont existé, ils sont éternels. Il faut croire à cette éternité, sans les polluer d'une pensée du genre "je te donne, pour que tu me donnes".

anne.kerjean a dit…

Message posté le 11 novembre (2ème envoi, le premier n'étant pas passé)

Bonsoir père,

J'ai fait un amalgame à cause des deux conceptions évoquées, concernant la notion de mémorial faisant référence à la Sainte Cène ou à la Croix, et non à la remise en cause de la Présence réelle du Corps du Christ dans le Pain, comme je l'avais compris en première lecture.
Vous écrivez : « qui est ma manière de voir ». Cela signifie que vous n'appelez pas à adopter le dogme catholique auquel vous ne faites pas référence, mais à partager ou pas votre point de vue. C'est cela qui me choque.

En fait, comme vous le rappelez, le vrai sens du mot Eucharistie est « action de grâce ». L'eucharistie est donc un acte et non une substance.

La Cène, est le geste en héritage, et la Croix, est la substance dans le Pain.

La Foi dans la Présence réelle est à demander en confiance comme à des petits enfants, cela me semble l'essentiel. Mais même cela est enlevé aux petits enfants, cette confiance dans l'amour sans se poser de questions. Votre chapitre suivant le dénonce : « les manuels destinés aux enfants qui préparent leur première communion. La messe y est présentée comme un repas. Il est bien difficile, à partir de là, d'expliquer pourquoi elle s'appelle Eucharistie, c'est-à-dire action de grâces, remerciement. »

Notre humanité participe au Divin dans le sacrifice. Alors tout sacrifice n'est pas vain, surtout pas ceux de nos soldats, grands-pères et arrières grands-pères. Qu'ils soient en ce jour associés à toutes les Eucharisties de la terre.

Bonne soirée, anne.kerjean

Hub a dit…

Merci !

Anonyme a dit…

Quand j'étais enfant,à la cérémonie au monument aux morts du 11Nov ,j'avais bien du mal à dissimuler un fou rire pendant la minute de silence .A la messe c'était à l'Elévation que l'on rigolait bien avec les copines . Bien plus tard quand j'écoutais les récits des rescapés de Verdun , je compris pourquoi ils n'avaient pas du tout envie de rigoler ce jour là .Pour eux leurs souffrances étaient actualisées, ils remerciaient le sacrifice , très cher payé de leurs copains. Un baptisé , c'est un rescapé en quelque sorte .
_ Corps Livré , Sang Versé _
On prononce sans cesse des mots dont on n'a pas réellement intériorisé leur signification .Mado

Emmanuel Pic a dit…

@ Nephtar :

Voilà, comme quoi il vaut mieux s'expliquer.

Pour ce qui est de "ma manière de voir", c'est évidemment la Tradition de l'Église, si je voyais les choses autrement je ne serai pas prêtre dans l'Église catholique. Je n'invite personne à partager mon propre point de vue, je raconte une discussion.

Quant aux manuels de catéchèse, je n'ai nullement l'intention de les dénoncer, ce n'est pas l'objet de ce blog de jeter la pierre à qui que ce soit ; je relève une difficulté, qu'il est important de résoudre si on veut vraiment aider les enfants (et les adultes) à entrer dans le mystère.

Emmanuel Pic a dit…

@ Dominique :

Bien sûr, nul ne pouvait se mettre à la place de ces jeunes. Mais, comme tu le dis, elle perd de son sens aux yeux de ceux qui n'ont pas connu les derniers témoins.

Dans ce que je dis sur le sacrifice, il n'y a aucun dédain vis-à-vis de ce qui s'est passé alors. Je l'écris en référence au livre que je cite, qui montre bien comment cette ruée des peuples les uns contre les autres qu'a été la Grande Guerre a cimenté les nations européennes, au point de faire admettre à leurs citoyens qu'il était légitime de se sacrifier pour la Nation à un point inimaginable. La saignée de 1914-1918 a été hors de proportion avec les bénéfices qui en ont été retirés, c'est d'ailleurs ce que Benoît XV (le pape de l'époque) a dénoncé plus souvent qu'à son tour ; le seul résultat de ses appels à cesser les combats a été de voir en lui "le pape Boche".

Incarnare a dit…

@nephtalie
Avec une relecture bienveillante du texte d'Emmanuel Pic vous réaliserez qu'il est loin des travers où vous le voyez.

En revanche il est dans l'explication, l'illustration alors que vous en restez à la formule, certes rassurante mais qui demande a être vécue.

accueil a dit…

Bonjour mon Père, et merci pour votre billet. Je suis justement en train de lire le livre du Cardinal Journet, accessible en ligne à cette adresse: http://eucharistiemisericor.free.fr/index.php?page=journet_la_messe

Peut-être devriez-vous le conseiller à vos collègues ? leur vision me semble dangereusement proche de ce qu'il nomme l'innovation luthérienne...

Wolfram a dit…

Cher ou chère "accueil",

les "luthériens" sont souvent bien plus proches des "catholiques" que ce qu'on en pense. Du moins c'est ce qu'en disent les "réformés"...

Après cette remarque humoristique, permettez-moi de vous demander si vous êtes devenu victime de calomnies... car : autant côté luthérien que côte réformé, les liturgies protestantes connaissent ces lignes dans ce que le langage catholique romain appelle prière eucharistique:
"Nous annonçons ta mort et proclamons ta résurrection, jusqu'à ce que tu reviennes dans la Gloire".
Si ce n'est pas clairement dire que la Cène ne peut pas ne pas être mémorial de Croix et Résurrection...

Cher Père Emmanuel, si mon commentaire précédent n'aurait pas été mangé par la technique, n'en gardez qu'un des deux ! Je ne veux pas "spammer" !

Doumet a dit…

Bonjour, à nouveau, et je vais commencer par remercier Wolfram de sa réponse, et présenter mes excuses pour le nom d'"accueil" de mon précédent post... c'est juste que je n'ai pas fait attention à mon identité... Bon, je me prénomme aussi Dominique, ce qui aurait pu aussi compliquer mon identification, puisqu'un autre Dominique avait déjà posté...
L'innovation luthérienne concerne avant tout l'actualisation, la présence du sacrifice, tant à la Cène qu'à la messe. Pour citer le Cardinal Journet : "Où [Luther] innove,
c'est quand il assure qu'il suffit que le sacrifice rédempteur soit entré jadis en contact avec le monde ; qu'il est inutile qu'il touche, par le moyen d'un rite non sanglant, les hommes de tous les pays et de tous les temps ; que c'est assez qu'il leur soit rappelé par la prédication. La doctrine de la présence réelle et perpétuée du sacrifice même de la Croix par voie de contact : voilà ce qu'il faut nier". En d'autres termes, pour Luther, la messe n'est pas un sacrifice. Mais il est vrai que Luther s'est fait dépassé par Zwingly...
Quant à l'anamnèse, je ne pense pas qu'elle change quoi que ce soit sur la réalité de la présence du Christ dans l'Eucharisitie; De mon point de vue (je suis catholique), il me semble qu'elle est perçue par nos frères luthériens comme une simple promesse eschatologique, et non pas comme une présence.
Je vous invite à lire le deuxième chapitre de l'ouvrage, ne serait-ce que parce qu'une bonne connaissance de nos différences indispensable à un dialogue œcuménique dans la vérité...

Wolfram a dit…

Cher Dominique,

vous me posez un problème : si j'ai pu rapidement me renseigner de la personne du cardinal Journet, je ne sais point duquel de ses nombreux ouvrages sont tirés les lignes que vous citez...
Encore reste-t-il à prouver que Journet ait vraiment touché le coeur de la théologie luthérienne. Or, Luther et sa Théologie de la Croix (theologia crucis) me semblent bien plus forts que ce que Journet est prêt à leur accorder. Et si effectivement Luther refuse de renouveler le sacrifice du Christ, c'est conformément à l'Écriture (Hébr.9, v.25-28) - mais pas en rejetant la présence réelle du sacrifice à la croix ! La célébration du Sacrement de l'Autel n'est pas le renouvellement, mais la prolongation du sacrifice du Christ ! Et (cum grano salis) en y participant, nous ne sommes pas successeurs, mais compagnons des Apôtres et apôtres nous-mêmes, puisque dans l'esprit, nous ne répétons pas leur geste de jadis, mais nous y participons, en rendant présent la Cène du Christ.
Voilà la différence entre Luther et la doctrine romaine (fixée à Trentes, une demie-génération après la mort de Luther...): le Christ est bel et bien présent dans les deux espèces de la Communion, "in, cum et sub pane" comme il écrit - mais cette présence ne s'offre qu'à celui qui croit, et qui l'accepte dans et par la foi que lui offre le Saint Esprit.
Il en résulte que le non-croyant ne peut pas piétiner le Corps du Christ puisque pour lui, il n'y en a pas - et, plus généralement, que la présence réelle du Christ sous les espèces ne se soumet pas à notre volonté humaine.

En ce qui concerne la perception des uns et des autres sur les questions théologiques fondamentales, je me permets de rester réservé, autant pour les protestants que pour les catholiques - nous ne voyons que ce qui est devant les yeux, et Dieu seul connaît les coeurs (1Sam16, 7).
Mais je me permets d'attirer votre intérêt sur ces quelques lignes écrites par Emilie Juliane comtesse impériale de Schwarzburg-Rudolstadt en 1686, dans son poème-cantique "Wer weiß, wie nahe mir mein Ende" :
Ich habe Jesu Leib gegessen, ich hab sein Blut getrunken hier; nun kannst du meiner nicht vergessen, ich bleib in ihm und er in mir. Mein Gott, Mein Gott, ich bitt durch Christi Blut: machs nur mit meinem Ende gut!
ce qui donne en français, à peu près :
J'ai mangé le corps de Jésus, j'ai bu son sang ici ; maintenant tu ne peux pas m'oublier, je reste en lui et lui en moi. Mon Dieu, Mon Dieu, je te prie par le sang du Christ, que de ma fin tu disposes au mieux !
Si ce n'est pas un témoignage de foi en la présence réelle du Christ dans la Cène - alors, je ne sais pas.

D'ailleurs - l'eschaton, autrement dit le Royaume de Dieu, n'est-il pas présent quand nous nous savons en présence du Christ ?

Il me semble que par mes longues années en milieu universitaire, où j'avais l'occasion de m'échanger profondément avec MM. les professeurs Deneken et Wagner, respectivement doyens de la faculté catholique de Strasbourg, (pour ne nommer que ces deux-là), et par une réalité oecuménique très fraternelle vécue jour après jour dans mon secteur pastoral, je ne suis pas trop ignorant de ce qui diffère entre les églises - ni de ce qui les unit, ce qui est bien plus qu'on ne veuille parfois reconnaître. Si votre chemin vous mène vers la Déodatie, autrement dit vers le doyenné de la Meurthe dans le Diocèse de Saint Dié, ne manquez surtout pas de venir voir le pasteur réformé, que nous en discutions de vive voix !